Le Pr Karl Fagerström livre son analyse sur la place de la nicotine et de la réduction des risques dans la société face au tabac fumé.
INTRODUCTION
Le nom du Pr Karl Fagerström est connu mondialement à travers le test de dépendance à la cigarette qu’il a développé. Initialement conçu sous le nom de test de tolérance en 1978, les modifications du questionnaire dans une nouvelle version en 1991 et l’évolution de sa compréhension de la problématique ont amené le Dr Fagerström à le renommer test de dépendance à la cigarette en 2011 [1]. « La nicotine est un facteur important de dépendance, mais la dépendance au tabac fumé est une dépendance vaste et à multiples facettes. La nicotine pourrait d’ailleurs dans une certaine mesure faire partie de la solution au problème si le besoin de fumer du tabac pouvait être remplacé par la consommation de nicotine pure. Ce qui doit être mis en avant est le problème du tabac et particulièrement du tabac fumé », explique t-il alors.
Nous l’avons sollicité pour avoir son éclairage sur l’enjeu de la place de la nicotine dans la société face au tabagisme dans le contexte de l’émergence de moyens de réduction des risques. Un mouvement duquel, en tant que suédois, il est un observateur privilégié. Dans les pays scandinaves, le snus joue ce rôle d’outil embrassé massivement par le public pour sortir de la cigarette depuis les années 1990’. Produit traditionnel suédois, le snus est du tabac, généralement en petit sachet, que l’utilisateur glisse sur la gencive. Son mode de préparation particulier par étuvage inhibe une très large partie des nitrosamines, ces toxiques spécifiques au tabac. Les courbes de maladies liées au tabagisme ont suivi la chute de la consommation de cigarettes. Malgré cet exemple réussi de réduction des risques initié par le public scandinave, l’Union Européenne et la Suisse interdisent la vente de snus depuis les années 1990’.
Auteur de premier ordre dans le champ de la recherche sur le comportement lié à la consommation de tabac et de nicotine, Karl Fagerström questionne les postulats présidant aux réglementations tout autant qu’aux choix se posant aux fumeurs au cours d’un sevrage. Il offre ainsi un éclairage de fond aux deux thèmes conducteurs des contributions de ce numéro. Les régulateurs doivent-ils viser la fin de la cigarette ou éradiquer toute forme de consommation de nicotine ? Le postulant à l’arrêt tabagique, et ses éventuels soutiens, doivent-ils forcément se fixer l’abstinence nicotinique ou en accepter une consommation à risque réduit ?
(1) Karl Fagerström; Determinants of Tobacco Use and Renaming the FTND to the Fagerström Test for Cigarette Dependence, Nicotine & Tobacco Research, Volume 14, Issue 1, 1 January 2012, Pages 75–78, https://doi.org/10.1093/ntr/ntr137 – Traduction française par UnAirNeuf.org en ligne.
Dr. Karl FAKERSTRÖM
VERSION FRANÇAISE TRADUITE PAR SOVAPE – Texte original ci-dessous.
Le tabac/nicotine peut-il être éradiqué ? A-t-on besoin de produits moins nocifs ?
Nous ne vivons pas au paradis et les hommes doivent faire face à de profonds problèmes. L’appétit pour les drogues illégales et le sexe sont deux exemples qui donnent naissance à de grandes douleurs et souffrances. Les drogues ne se limitent pas aux drogues illégales. Chaque société produit ce que l’on peut nommer ses “drogues culturelles”. Celles d’aujourd’hui, le café, l’alcool et les produits du tabac et de la nicotine servent pour partie de soupape. Dans plusieurs pays, le cannabis semble aussi se rapprocher d’une acceptation culturelle.
En général, ces drogues ont été largement acceptées dans la société, à l’exception de l’alcool contre lequel les ligues de tempérance ont appelé à une prohibition totale par le passé. Plus récemment, un produit du tabac et de la nicotine – le SNUS – a également été interdit par l’Union Européenne (UE).
Les mesures prises à l’encontre d’une drogue diffèrent selon qu’une éradication totale semble ou non atteignable. Dans le champ des produits du tabac et de la nicotine, des mesures qui viseraient leur éradication complète résulterait en une criminalisation de leur usage, autrement dit leur interdiction. Dans ce contexte, laisser se développer des produits moins nocifs serait nuisible à l’atteinte de l’objectif d’éradication totale. De l’autre côté, si l’éradication est jugée impossible mais qu’une réduction de l’usage et des méfaits reste bien l’objectif, d’autres mesures devraient être prises pour limiter la consommation. Elles pourraient couvrir des restrictions de commercialisation, une éducation aux risques, une taxation proportionnée, la protection des non-utilisateurs, etc. sans criminalisation sévère et définitive du besoin de produits moins nocifs acceptables par le consommateur.
L’alcool fournit un assez bon exemple d’un produit que la société accepte malgré ses méfaits et dont elle essaye de réduire les dommages en ayant recours aux taxes ou en contrôlant sa disponibilité selon les méfaits potentiels.
Le tabagisme offre un espace idéal pour la réduction des risques. Contrairement à l’alcool, ce n’est pas la substance recherchée, la nicotine, qui cause le plus de dommages, mais les sous-produits de la combustion.
Il a été dit que fumer est la pire forme d’administration d’une drogue à laquelle on puisse songer. Pour cette raison, il n’est pas surprenant que les produits de remplacement de la nicotine les plus propres (p. ex. gomme à mâcher et timbre) soient très peu nocifs [1,2], malgré la dépendance et quelques risques pour le fœtus pendant la grossesse [3]. C’est la perte de contrôle et la difficulté à stopper la consommation si on le souhaite qui sont problématiques. Les produits du tabac et de la nicotine génèrent en général davantage de dépendance que le café, mais, au moins en Suède, il semble y avoir plus de personnes fortement dépendantes au café qu’aux produits du tabac et de la nicotine en raison de la prévalence beaucoup plus élevée d’utilisation quotidienne de café, 71% contre 18% (évaluation personnelle). Les produits nicotinés les plus propres ne sont probablement pas beaucoup plus nocifs que le café.
Ainsi, un produit comme le SNUS fabriqué pratiquement selon les standards des médicaments peut être presque aussi sûr que les substituts nicotiniques. De nombreuses études épidémiologiques ont exploré les dommages causés par le SNUS [4,5]. En Suède et en Norvège, où il n’est pas interdit, il semble supplanter la cigarette, en particulier chez les hommes, où l’on compte 8 % [6] et 12 % [7] de fumeurs quotidiens à comparer au 26% dans l’UE [8]. L’utilisation chez les femmes est moindre. Les taux de mortalité liée au tabac des hommes suédois sont de loin inférieurs aux plus faibles de l’UE. [9]
Récemment, la nouvelle administration de la Food and Drug Administration des États-Unis a fortement adhéré à la réduction des méfaits dans le domaine du tabagisme. Elle utilisera le bâton pour rendre le tabagisme de plus en plus difficile, tout en utilisant la carotte pour encourager un accès plus large aux produits du tabac et de la nicotine moins nocifs. Le Commissaire américain a récemment déclaré que “la nicotine, tout en créant une forte dépendance, est délivrée par le biais de produits sur un continuum des risques, et que pour lutter efficacement contre la dépendance à la cigarette, nous devons permettre aux fumeurs adultes actuels qui recherchent encore la nicotine de l’obtenir par des sources alternatives moins nocives”. [2]
Si nous, en tant que société, pensons que nous ne pouvons pas ou, pour d’autres raisons, ne devrions pas interdire le tabac nous avons l’obligation de réduire drastiquement les méfaits sans égal d’une vie entière de tabagisme. Mais peut-être les cigarettes devraient-elles être interdites ?
VERSION ORIGINALE
Can tobaco/nicotine be eradicated? Is there a need for less harmful products?
We do not live in a paradise and humanity has to face profound problems. The appetite for illegal drugs and sex are two examples that gives rise to enormous pain and suffering. Among drugs we do not only have illegal ones. All cultures seem to have what can be termed “cultural drugs”. The cultural drugs of today’s societies that may partly be functioning as a vent are Coffee, Alcohol and Tobacco/Nicotine (T/N). Cannabis seem in several countries to also approach a cultural acceptance.
Generally these drugs have been widely accepted in societies with some exception for alcohol where temperance movements have at times argued for a total ban. More recently a tobacco/nicotine product – snus – was also banned by the EU. The measures taken towards a drug will differ depending on if the goal of complete eradication seems possible or impossible. In the field of T/N measures in line with a complete eradication could be a criminalization of use i.e. a ban.
Certainly acceptance of less harmful products would be counterproductive to reaching a goal of complete extinction. On the other hand if eradication is seen as impossible but still reduction in use and harm is aimed for other measures to limit use and harms will be called for. These can be marketing restrictions, education of harms, proportionate taxation, protection of non-users etc. and no severe criminalisation and definitively a need for consumer acceptable less harmful products.
The alcohol area is a relatively good example of where the society accepts the product despite harms but tries to reduce the harm by e.g. different taxation and availability according to the products potential harm. Tobacco smoking is the ideal area for harm reduction. Unlike alcohol it is not the seeked substance nicotine that is causing most of the harm but the by-products of combustion. It has been said that the smoking of tobacco is the dirtiest delivery form of a drug one could think of. It should therefore be of no surprise that the cleanest nicotine products nicotine replacement products (e.g. gum and patch) are of very little harm [1,2] except being addictive and causing some risk to the foetus during pregnancy [3]. Losing control and having difficulties stopping if wished is problematic. T/N is generally more dependence forming than coffee but at least in Sweden there seem to be more people heavily addicted to coffee than to T/N because of the much higher prevalence of daily coffee use than T/N, 71% vs 18%, (personal communication).
The cleanest nicotine products are probably not much more harmful than coffee. Also a product like snus produced under almost medicine like standards can be almost as safe as nicotine replacement products. There are numerous epidemiological studies that have investigated the harm from snus [4,5]. In Sweden and Norway, where it is not banned, it also seems to displace smoking particularly among men were 8% [6] and 12% [7] are daily smokers compared to 30% in EU [8]. Use among females is not as prevalent. Swedish men also enjoys by far the lowest rates of tobacco related death in the EU. [9] Recently the new administration at the US Food and Drug Administration has strongly embraced harm reduction in the T/N field.
It will use the stick to make smoking increasingly more difficult but at the same time use the carrot and to encourage wider access to less harmful T/N products. The Commissioner recently said “nicotine, while highly addictive, is delivered through products on a continuum of risk, and that in order to successfully address cigarette addiction, we must make it possible for current adult smokers who still seek nicotine to get it from alternative and less harmful sources”. [2]
If we as a society think we cannot or for other reasons should not ban tobacco we have an obligation to drastically reduce the unparalleled harm from lifelong smoking. Maybe cigarettes should be banned?
RÉFÉRENCES :
- [1] Murray RP, Bailey WC, Daniels K, Bjornson WM, Kurnow K, Connett JE, Nides MA, Kiley JP. Safety of nicotine polacrilex gum used by 3,094 participants in the Lung Health Study. Lung Health Study Research Group. Chest. 1996 Feb;109(2):438-45. https://journal.chestnet.org/article/S0012-3692(15)45673-9/fulltext
- [2] Gottlieb S., Zeller M. A. Nicotine-Focused Framework for Public Health. N Engl J Med. 2017 Sep 21;377(12):1111-1114. doi: 10.1056/NEJMp1707409.
- [3] Baba S, Wikström AK, Stephansson O, Cnattingius S. Influence of snuff and smoking habits in early pregnancy on risks for stillbirth and early neonatal mortality. Nicotine Tob Res. 2014 Jan;16(1):78-83. doi: 10.1093/ntr/ntt117. Epub 2013 Aug 13.
- [4] Global, regional, and national comparative risk assessmentof 84 behavioural, environmental and occupational, and metabolic risks or clusters of risks, 1990–2016: a systematic analysis for the Global Burden of Disease Study 2016. Lancet 2017; 390: 1345–422 DOI: https://doi.org/10.1016/S0140-6736(17)32366-8
- [5] Lee PN. Epidemiological evidence relating snus to health–an updated review based on recent publications. Harm Reduct J. 2013 Dec 6;10:36. doi: 10.1186/1477-7517-10-36
- [6] The Swedish Public Health Agency. https://www.folkhalsomyndigheten.se/folkhalsorapportering-statistik/folkhalsans-utveckling/levnadsvanor/tobaksrokning-daglig/
- [7] Statistics Norway. https://www.ssb.no/en/helse/statistikker/royk
- [8] European Union : The Eurobarometer 2017
- [9] Ramstrom L, Wikmans T. Mortality attributable to tobacco among men in Sweden and other European countries: an analysis of data in a WHO report. Tob Induc Dis. 2014 Sep 1;12(1):14. doi: 10.1186/1617-9625-12-14.